Affaire Kavanaugh : que penser de la crédibilité du juge et de son accusatrice ?

Jeudi 27 septembre 2018, lors d’une audition de plus de 8 heures suivie par des millions d’Américains, le juge Bett Kavanaugh, candidat du président Trump sur le point d’être nommé à la Cour suprême, a catégoriquement nié des accusations d’agressions sexuelles qui seraient survenues quelques 40 ans plus tôt. Face à lui, son accusatrice, Dr Christine Blasey Ford a livré un témoignage détaillé de l’événement impliquant le juge Kavanaugh et son ami Mark Judge, alors qu’ils étaient tous lycéens. Parole contre parole, que penser de la crédibilité de ces témoignages à quelques jours d’un rapport d’enquête du FBI finalement demandé par Donald Trump face à l’insistante des Sénateurs démocrates lors de l’audition ? Notre analyse des témoignages avec les outils d’évaluation de la crédibilité issus de la recherche en psychologie du mensonge.

Cela ne devait être qu’une formalité pour lui. Bett Kavanaugh, magistrat au sein de l’administration de George W. Bush de 2001 à 2005, pensait avoir fait le plus dur lors de son audition « d’embauche » par des Sénateurs républicains et démocrates au début du mois de septembre, pour un siège vacant de juge à la Cour Suprême des Etats-Unis.

Pour le candidat soutenu par Donald Trump, l’irruption de Christine Blasey Ford, une universitaire reconnue de deux ans sa cadette, a tout bouleversé. Celle-ci l’accuse en effet de l’avoir agressée sexuellement lors de l’été 1982, en présence de son ami d’alors Mark Judge, au cours d’une soirée qui aurait été particulièrement arrosée pour les deux agresseurs présumés.

Comme elle le raconte au Washington Post, la perspective de la nomination de Brett Kavanaugh au sein de l’une des plus hautes institutions du pays, l’a poussée tout d’abord à s’en ouvrir auprès de la représentante démocrate de sa circonscription de Californie. Puis, par courrier transmis au début de cet été, à Dianne Feinstein, sénatrice de son Etat. Elle avait prié l’élue de ne pas révéler son identité.

Des fuites parues dans la presse ont ensuite, assure Christine Blasey Ford, rendu inéluctables ce qu’elle souhaitait éviter : la révélation de son nom et l’exposition de sa famille. Le tout, dans un contexte de politisation extrême de l’affaire, les Républicains accusant les Démocrates de ne pas avoir révélé la prétendue affaire plus tôt et les soupçonnant de vouloir secrètement conserver le siège vacant à la Cour Suprême, stratégique, jusqu’aux prochaines élections.

Un récit d’agression contenant de nombreux indicateurs de vérité

Dans sa déclaration liminaire, Dr Ford livre un récit détaillé de l’agression présumée. Ce genre de récit d’un événement dont on cherche à évaluer s’il s’agit d’un souvenir réel ou d’une fabrication, se prête bien à une analyse avec l’outil du « CBCA » (Criteria Based Content Analysis), utilisé en recherche en psychologie depuis plus de 40 ans.

Il s’agit d’une liste de 19 critères verbaux, davantage présents dans les récits d’événements réellement vécus. Ces critères ont été développés dans les années 1960 par des psychologues allemands pour aider les juges à évaluer la crédibilité de récits dans des procès en situation de parole contre parole. Les recherches en psychologie du mensonge ont montré que ces critères permettaient de discriminer de manière fiable les récits véritablement vécus vs. inventés, à des taux de l’ordre de 75% en moyenne. Ainsi, plus ces critères sont présents dans un récit, plus celui-ci peut être jugé crédible.

Dans la déclaration du Dr Ford, quels sont donc les critères CBCA présents ?

1. Reconnaissance spontanée de trous de mémoire

« I truly wish I could be more helpful with more detailed answers to all of the questions that have and will be asked about how I got to the party and where it took place and so forth. I don’t have all the answers, and I don’t remember as much as I would like to ».

2. Mention de détails spatiaux

« When I got to the small gathering, people were drinking beer in a small living room/family room-type area on the first floor of the house. I drank one beer ».

« Early in the evening, I went up a very narrow set of stairs leading from the living room to a second floor to use the restroom. When I got to the top of the stairs, I was pushed from behind into a bedroom across from the bathroom. I couldn’t see who pushed me. Brett and Mark came into the bedroom and locked the door behind them ».

« Directly across from the bedroom was a small bathroom. I ran inside the bathroom and locked the door ».

3. Attribution de l’état mental de l’agresseur présumé

« Brett and Mark were visibly drunk ».

« Mark seemed ambivalent, at times urging Brett on and at times telling him to stop ».

4. Détails superflus

« There was music playing in the bedroom. It was turned up louder by either Brett or Mark once we were in the room ».

5. Description d’interactions entre les protagonistes

« I was pushed onto the bed, and Brett got on top of me. He began running his hands over my body and grinding into me ».

« Brett groped me and tried to take off my clothes ».

« I tried to yell for help. When I did, Brett put his hand over my mouth to stop me from yelling ».

« A couple of times, I made eye contact with Mark and thought he might try to help me, but he did not ».

6. Mention d’états mentaux subjectifs de la victime présumée

« I yelled, hoping that someone downstairs might hear me ».

« I believed he was going to rape me ».

« This is what terrified me the most, and has had the most lasting impact on my life. It was hard for me to breathe, and I thought that Brett was accidentally going to kill me ».

« I remember being on the street and feeling this enormous sense of relief that I had escaped that house and that Brett and Mark were not coming outside after me ».

7. Complications inattendues lors de l’incident

« Brett groped me and tried to take off my clothes. He had a hard time, because he was very inebriated, and because I was wearing a one-piece bathing suit underneath my clothing ».

« During this assault, Mark came over and jumped on the bed twice while Brett was on top of me. And the last time that he did this, we toppled over and Brett was no longer on top of me. I was able to get up and run out of the room ».

8. Détails inhabituels

« Both Brett and Mark were drunkenly laughing during the attack ».

Le récit de l’agression par le Dr Ford, qui avait par ailleurs accepté avant l’audition de se soumettre à un test au polygraphe qui l’avait jugé sincère (bien que celui-ci ne soit pas à considérer comme fiable), contient donc de nombreux critères CBCA et doit donc être considéré comme crédible.

Des dénégations fortes, mais une réticence à accepter une enquête du FBI

Plutôt que de nier le fait que Christine Blasey Ford ait jamais été agressée, le camp Républicain ainsi que Bett Kavanaugh lui-même avaient en amont de l’audition émis l’hypothèse que le Dr Ford avait peut-être bien été agressée lors de son adolescence, mais pas par Bett Kavanaugh. Ce que l’accusatrice a formellement exclus lors de son audition :

FEINSTEIN: [you said] it was Brett Kavanaugh that covered your mouth to prevent you from screaming, and then you escaped. How are you so sure that it was he?

FORD: The same way that I’m sure that I’m talking to you right now. It’s — just basic memory functions. And also just the level of norepinephrine and epinephrine in the brain that, sort of, as you know, encodes — that neurotransmitter encodes memories into the hippocampus. And so, the trauma-related experience, then, is kind of locked there, whereas other details kind of drift.

FEINSTEIN: So what you are telling us is this could not be a case of mistaken identity?

FORD: Absolutely not.

Quelle a été dès lors la ligne de défense du juge lors de son audition ?

1. Des dénégations formelles, en tout temps, en tout lieu, et de toute nature

A plusieurs reprises, le juge a démenti de la manière la plus formelle les accusations proférées par son accusatrice. Dans sa déclaration liminaire, il déclare par exemple :

« Again, I am not questioning that Dr. Ford may have been sexually assaulted by some person in some place at some time. But I have never done that to her or to anyone. »

Ou encore, en toute fin d’audition face au Sénateur Kennedy qui l’interpelle « devant Dieu » :

KENNEDY: I’m going to give you a last opportunity, right here, right in front of God and country. I want you to look me in the eye. Are Dr. Ford’s allegations true?

KAVANAUGH: They are not as to me. I have not questioned that she might have been sexually assaulted at some point in her life by someone, someplace. But as to me, I’ve never done this; never done this to her or to anyone else.

And I’ve talked to you about what I was doing that summer of 1982. But I’m telling you I’ve never done this to anyone, including her.

[…] KENNEDY: None of these allegations are true?

KAVANAUGH: Correct.

KENNEDY: No doubt in your mind?

KAVANAUGH: Zero, I’m 100 percent certain.

KENNEDY: Not even a scintilla?

KAVANAUGH: Not a scintilla; 100 percent certain, senator.

KENNEDY: You swear to God?

KAVANAUGH: I swear to God.

2. Réfutation des faits par les témoins mentionnés par l’accusatrice

Plusieurs fois également, le juge rappelle aux Sénateurs que tous les témoins cités par le Dr Ford comme présent le jour de l’événement ont nié se rappeler de tels événements. Y compris, Mark Judge, le complice présumé de Kavanaugh (ce qu’il a nié par deux fois), et surtout l’amie de longue date du Dr Ford, Leland Keyser.

« All four people allegedly at the event, including Dr. Ford’s longtime friend, Ms. Keyser, have said they recall no such event. Her longtime friend, Ms. Keyser, said under penalty of felony that she does not know me, and does not believe she ever saw me at a party, ever. »

Que penser dès lors de la crédibilité des protagonistes dans ce parole contre parole ?

Tout d’abord, il est à noter que si les dénégations de Bett Kavanaugh sont formelles et sans ambiguïté, sa ligne de défense sur la réfutation des faits par les témoins supposés de l’événement l’est moins. En effet, l’analyse détaillée des déclarations des dits témoins montrent ceux-ci affirment ne pas « se souvenir » de tels événements, non pas qu’ils n’aient pas eu lieu. En particulier, l’amie d’enfance de Dr Ford, Leland Keyser, a plus tard précisé que bien qu’elle n’ait pas souvenir d’un tel événement, elle croyait la version des faits de son amie Christine Blasey Ford. Pour rappel, le Dr Ford avait par ailleurs affirmé lors de son audition n’avoir parlé à personne de l’incident avant plusieurs années, notamment des détails spécifiques de l’agression, avant une session de thérapie de couple en 2012 (dont les registres ont par ailleurs pu être retrouvés).

Plus important encore, Bett Kavanaugh a résisté pendant toute l’audition aux demandes pressantes des Sénateurs démocrates lui demandant de solliciter une enquête du FBI, seul moyen d’auditionner directement le témoin clé Mark Judge. Comme le montre la séquence ci-dessus avec le Sénateur Durbin, le juge a préféré affirmer encore et encore que les rapports du FBI étaient des investigations et non des conclusions, et qu’il fera « tout ce que le comité voudra ». Cette réticence répétée à soutenir directement une enquête du FBI révèle donc que le sujet semble particulièrement sensible pour le juge.

Sensible parce qu’il pourrait l’impliquer directement, ou l’un de ses proches ? Ou bien parce qu’il pourrait révéler une consommation parfois excessive d’alcool dans sa jeunesse n’excluant pas la possibilité de « trous de mémoire » de sa part, comme l’ont soutenu certains Démocrates ?

Peut-être l’enquête du FBI finalement concédée par le président Trump suite à l’audition (mais limitée à une semaine et à quelques témoins clés) apportera-t-elle de nouveaux éléments, à charge ou à décharge, dans cette affaire qui divise profondément l’Amérique depuis plusieurs semaines maintenant.

Crédit photo : Ninian Reid. APTOPIX Supreme Court Kavanaugh. 27 September 2018. Online image. Flikr. https://www.flickr.com/photos/ninian_reid/44059343665/in/photolist-MKnTbz-2aqqtDd-28qKNwh-2buPyp4-2bvXDkK-2a8nDSi-MzxBmt

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